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LES SIENS, LES LEURS, LES NÔTRES

 

 

À chaque exposition, Jacques Godin nous invite au voyage. Depuis près de quarante ans, nous avons dans son sillage accosté le Groenland, le Connemara, Dakar, Santorin, Brooklyn, Essaouira, Ibiza ou encore l’île de Karabane sur la côte sénégalaise. Nous avons tout autant abordé les rivages de Saint-Guénolé, arpenté les dunes de Lesconil et les palues de Tronoan, exploré les replis secrets de la rivière de Pont-l’Abbé. Cette fois, c’est un tout autre voyage que nous propose l’artiste, vers un archipel personnel et intime qui plonge dans ses racines.

 

Dans la longue cohorte de ceux qui nous ont précédés, certaines figures s'attachent à nous de façon singulière. Héritier de lignées aux bonheurs et drames mêlés, chacun est un creuset qui garde les sédiments de ces destins passés. De façon intangible, nous tenons parfois d'un ancêtre que l'on ne connaîtra jamais, mais dont la parentèle convoque le souvenir pour souligner tel trait de caractère physique, telle posture, telle manière de faire.

 

Heureux celui qui peut, avec ceux d'avant, se composer un panthéon personnel. Les héros n'y sont pas légion, la gloire n'y a que peu de place, mais on se plaît à honorer la droiture, le courage ordinaire, la dignité, la générosité, le talent, l'audace, l'espièglerie, l'intelligence ou le savoir-faire des uns ou des autres. Au fil de cette mémoire se révèlent les éléments - plus ou moins précis, plus ou moins fiables, plus ou moins flatteurs - de cette chaîne de vie qui nous façonne, nous enferme parfois et, consciemment ou à notre insu, nous construit à coup sûr.

 

Un jour, on perd les siens et avec leur disparition le pont entre aujourd’hui et naguère s’étiole, le maillon de la mémoire qu’ils formaient disparaît et c’est un peu comme si l’on subissait une double perte, une sorte de chagrin en abîme. Nous étions fils ou fille, nous voilà héritiers, en première ligne désormais. Passé la sidération, la douleur puis la révolte, on retourne peu à peu à la vie. Un jour, on se sent à même de plonger dans les archives familiales et de feuilleter les albums photographiques. Peines, joies et nostalgies sont au rendez-vous. Certains sont tentés de sacrifier ce passé et renoncent à l'héritage qu'ils jugent encombrant : ils liquident maison, objets, vêtements, souvenirs. D'autres recueillent et accueillent l'héritage comme un legs inestimable, un trésor vivant de gens qui, grâce au regard que l'on pose sur eux, ressuscitent de leurs vies suspendues.

 

C'est cette démarche qu'a entreprise Jacques Godin après la mort de ses parents, Adèle et Pierre. Il partage son panthéon où l'on croise ses aïeux, sa parentèle et son lot d'alliés, de cousins proches ou éloignés. Les patronymes familiers à nos oreilles (Le Bleis, Hélias, Kerdranvat, Kervévant) forment un cortège qui nous entraîne dans le sillage d'heures radieuses et de plus sombres périodes, de Stang-ar-Bacol à Kerruc en Plonéour-Lanvern, des tranchées de Verdun à un stalag allemand. On y croise des hommes au chapeau à trois rubans (ar tok teier voulouzenn), des jeunes filles en coiffe et tablier brodés, des grand-mères en deuil, des enfants dont le vêtement ne permet pas de distinguer s'ils sont filles ou garçons. Voici des Bigoudens en costume de travail, des poilus, des militaires à l'air martial, des brodeuses, des demoiselles attirées par la mode de la ville. Pentys modestes, intérieurs sobres au vaisselier traditionnel, campagnes boisées et vallonnées, champs ourlés de talus composent le cadre de vie de ces gens d’ici qui travaillent avec le cheval de trait, battent la moisson au fléau, jouent à la galoche, dansent la gavotte. Il y a du Cheval d'orgueil chez Jacques Godin qui, davantage qu'une galerie de portraits, nous livre la chronique intime d’une famille de Basse-Bretagne. Nous sommes nombreux à nous y reconnaître. Ce sont les siens ; ce sont les nôtres.

 

 

Annick Fleitour

 

 

 

CONVERSATION

 

Á l’origine de cette conversation, la venue régulière d’un fils dans l’atelier de son père et ses questionnements sur les tableaux en cours de réalisation pour cette exposition en préparation.

 

Né à Numbay, en 1993, Atul arrive en France en 2000 avec sa  sœur Jyothi, pour être adoptés par Jacques et Patricia Godin qui habitent dans une cité d’artistes du XIXe arrondissement de Paris. Élevés dans un environnement propice au développement de leur sensibilité artistique, Jyothi deviendra graphiste-illustratrice après avoir suivi sa formation à l’École Estienne puis aux Gobelins. Quant à Atul il assistera son père ponctuellement dans son travail et plus particulièrement à la réalisation des cartons de vitraux créés pour des édifices religieux.  

 

A.G : Avant de te poser certaines questions au sujet des tableaux sur lesquels tu travailles en ce moment, j’aimerais aborder avec toi des thèmes plus généraux ayant trait à ta conception de l’art et ton regard sur la peinture d’aujourd’hui. Tu as l’habitude lorsque tu te présentes de dire « Je suis peintre » alors que la plupart des personnes qui exercent cette activité précisent d’ordinaire qu’elles sont « artiste peintre ». Alors, pourquoi cette omission apparemment volontaire de la fonction d’artiste et qu’est ce qu’un artiste à notre époque ?

 

JG : Tout d’abord, pour être bien clair, je ne réfute absolument pas la fonction d’artiste dont la signification, qui vient du mot art « métier », est « celui ou celle qui exerce une profession artistique». Au fil du temps le mot art s’est développé prenant une dimension de plus en plus large renvoyant à des activités humaines d’expression liées aux émotions, aux sens, ce que l’on a appelé « les Beaux Arts », un ensemble regroupant les arts plastiques, la musique, la poésie et la danse, pour produire des œuvres autonomes qui n’ont cessé d’évoluer avec l’apparition des nouvelles techniques et des matériaux propres à chaque époque. Je m’inscris donc pleinement dans cette définition de l’artiste dont le moteur se situe avant tout sur le plan de la sensation mais revendique aussi et surtout celui qui s’attache au métier et donc au savoir-faire. Cette appropriation du métier demeure immuable dans le temps et ne peut se faire sans une initiation et un apprentissage qui relèvent de l’artisanat. Si l’on s’en réfère à notre définition l’artisan serait celui qui possède des techniques au service d’une production d’objets utilitaires et reproductibles, l’artiste, possédant lui aussi des techniques, les dépasserait pour créer des œuvres uniques sorties de son inspiration et de sa vision personnelle. D’où la question posée par Courbet au XIXe siècle, mais qui reste d’actualité : « Peut-on enseigner l’art ? » Á l’évidence et en toute logique, seules les techniques peuvent s’enseigner mais être artiste ne s’apprend pas. Or pour revenir à ta première question, force est de constater qu’aujourd’hui nous assistons à une banalisation de ce qu’est un artiste. Après avoir ouvert en grand la boîte de Pandore au « tout est art » et « tout le monde est artiste » dans les années 80, il n’est pas étonnant de voir proliférer  cette multitude de productions autoproclamées « artistiques » qui n’en sont pas et relèvent davantage de la pollution visuelle par leur qualité médiocre voire leur manque de qualité tout court. Mairies, appartements, maisons d’habitation, quand ce n’est pas le garage, boutiques de déco, banques, cafés, restaurants, hôtels… autant de lieux à exposer tout et n’importe quoi, le meilleur comme le pire. Tout le monde étant un créateur génial en puissance, nous assistons à l’émergence d’un nouveau modèle idéologique qui voudrait qu’il n’est plus besoin d’apprentissage, de technique, de virtuosité, de talent pour exposer n’importe où et dans n’importe quelles conditions Attention, cela ne signifie pas qu’il faille passer obligatoirement par un enseignement institutionnel pour être artiste. Pour preuve, ceux et celles qui n’ont aucun diplôme relevant des écoles d’art. Autodidactes, ils se sont cependant formés par l’observation au contact des musées et des galeries d’art, par la pratique, l’expérience, les conseils avisés d’un professionnel, la connaissance apprise dans des ouvrages spécialisés… Non, ce que je déplore c’est ce mélange des genres qui consiste à penser que tout est Art. Il suffit de faire le tri me diras-tu. Oui, d’ailleurs les vrais amateurs le font. Mais c’est un peu comme ces musiques que l’on nous assène à longueur de journée dans les lieux publics qui finissent par devenir une pollution telle qu’elles nous envahissent l’esprit jusqu’à saturation. Dans ce fatras où les croûtes au couteau côtoient l’art abstrait mal digéré et les sculptures en fer forgé de rebus, quand ce n’est pas l’incontournable Street-Art ou le soit disant Land-Art zeno-écolo-poético-minimalo-démago, il est difficile de ne pas avoir mal aux yeux et de ressortir de là désespéré.

Voilà pourquoi j’éprouve quelques difficultés à me présenter comme artiste ou comme « plasticien », autre terme qui me paraît tout aussi galvaudé.

« L’art est enfant de son temps et mère de nos sentiments » écrivait Kandinsky. Ce qui caractérise en définitive l’artiste c’est cette faculté, dans son époque, à s’incarner dans ce qu’il crée.

 

A.G : Après cette mise au point, peux-tu expliquer où tu te situes sur l’échiquier de l’art d’aujourd’hui ?

 

J.G : Il est assez difficile de se situer dans ce que l’on peut qualifier l’art d’aujourd’hui. Il existe bien un art contemporain mais celui-ci par son positionnement idéologique a longtemps cherché à annihiler la peinture au profit d’autres modes d’expression plus en phase avec notre époque telles que les installations, les performances, la vidéo, l’infographie, la photo… Les peintres dont je fais partie ont été ringardisé par le rouleau compresseur d’un art officialisé par les institutions en charge de sa promotion. Depuis une trentaine d’années, une sorte de main mise opérée par l’État en relation avec la finance internationale, les musées, certaines galeries et tout un système de mise en réseaux s’est développée à des fins uniquement spéculatives sans aucun soucis esthétique. Peu importe la qualité de « l’œuvre » pour peu qu’elle rapporte. La disneylisation « koonsienne », sous couvert de démocratisation de la culture de masse, bat son plein et la machine à coter fonctionne à plein régime même en période de crise. Paradoxalement les grandes expositions de peinture n’ont jamais reçu  une fréquentation aussi importante que de nos jours. Par ailleurs on constate actuellement un retour en force de la peinture comme le démontrent les articles de plus en plus fréquents dans des revues telles que « Art press » ou des journaux comme « Le Monde » qui l’avait désertée largement.  Il apparaît cependant que la peinture dite contemporaine ne peut accéder au domaine réservé de l’art contemporain qu’à la condition  de faire partie du gotha de ce qu’on appelle le « financial art » dirigé par une poignée de grands argentiers qui en déterminent les règles et surtout le prix. On peut citer en ce sens Soulages, Kieffer, Richter, Basquiat…

Bien entendu je ne me situe pas du tout dans cette catégorie de l’art spéculatif et ne remet par ailleurs aucunement en cause la qualité des artistes que je viens de citer, mais dans celle des peintres qui vivent de leur travail humblement en ayant construit une œuvre reconnue tout au long de leur parcours de vie artistique.

 

A.G : Tu viens de parler de certains grands peintres contemporains. Quelles sont tes influences ?

 

J.G : Je peux dire qu’elles sont assez diverses. Très tôt, mon père qui était peintre amateur de bonne facture m’a mis le pied à l’étrier. Comme nous habitions Paris, j’ai pu en sa compagnie visiter dans mon enfance les grands musées de la capitale, avec une prédilection pour celui du Jeu de Paume qui présentait les impressionnistes. Ma première émotion forte fut celle d’un tableau de Vincent Van Gogh « La méridienne », appelé aussi « La sieste », qui me tira les larmes des yeux par la quiétude qui s’en dégageait et sa résonance avec le monde que je côtoyais en Bretagne au contact de ma famille paysanne. C’est un tableau d’une véracité incroyable, celle d’un laboureur de la peinture qui sculptait la matière et la lumière comme on creuse les sillons d’un champ.

Vint ensuite la révélation de l’œuvre de Picasso lors de l’exposition « Hommage » organisée par Malraux en 1966 – 1967  au Grand et Petit Palais à l'occasion des quatre vingt cinq ans de l'artiste, toujours vivant en ce temps là.  J'avais dix ans. Avec mon père, je découvrais le foisonnement prolifique et éclectique de ce maître de l'art moderne dont je n'avais vu que quelques reproductions sur les murs de ma classe, dans des revues et des livres d'art que possédaient mes parents. Ce fut pour moi un choc immense qui ne cessa de me poursuivre jusqu'à ce jour. Avec le recul du temps, l'approfondissement de mes connaissances et l'évolution de ma propre pratique picturale je mesure combien Picasso fut une source d'inspiration incontournable pour beaucoup d'entre nous. Quand bien même je pense que son génie se situa surtout dans les premières périodes (bleue, rose et cubiste), la suite relevant uniquement de son appartenance à l'histoire de l'art, il n'en demeure pas moins qu'il ne cessa jamais d'être inventif et créatif jusqu'à son dernier souffle. Pour le reste, la face sombre de sa vie personnelle, de ses relations sentimentales et affectives, bien qu'indissociables pour comprendre son oeuvre, ne retirent rien à la grandeur de celle-ci.

J’ai peint mon premier tableau à la peinture à l’huile à l’âge de treize ans, un paysage naturaliste et j’ai commencé mon apprentissage, essentiellement basé sur le dessin d’étude, à l’Académie Notre Dame des Champs où mon père officiait occasionnellement comme « massier » sous la direction de notre professeur Maryse Ducaire Roque. Cette période essentielle a marqué définitivement mon attirance pour les peintres du cloisonnement, du contour, de la limite. Mon regard s’est alors tourné davantage vers Piero Della Francesca et Botticelli que Léonard de Vinci, Le Caravage que Titien, Vélasquez que Greco, Vermeer que Rembrandt, Rubens que Watteau, Manet que Monet, Van Gogh que Cézanne, Braque que Matisse et Bonnard, Bacon que Freud, Hockney que Warhol. Bien entendu, comme tous les peintres en formation j’ai picoré un peu partout, mais au final il y avait toujours cette constante qui me ramenait vers un morcellement de l’espace par cette juxtaposition de plans qui caractérise mon travail. S’il est un peintre qui m’a particulièrement influencé dans ma jeunesse c’est surtout Georges Braque. Ses compositions peintes avec une grande simplicité de moyens, sans artifice, sans perspective et une forte présence du noir ainsi que la poésie qui en émane, m’ont toujours sensibilisé. Plus tard, dans les années 90, je me suis intéressé à l’abstraction et plus précisément à celle des années 50. Ce qui m’a conduit à explorer ce domaine en réalisant un certain nombre d’œuvres dont les influences sont à rechercher du côté de peintres tels que Motherwell, Kline, Soulages et Manessier. C’est après cette parenthèse que j’ai été sollicité par les représentants de « l’Art sacré » et des « Bâtiments de France » afin de créer des vitraux à caractère non figuratifs pour des édifices religieux.

Avec le temps, ces influences ont forgé mon écriture personnelle. Je n’ai jamais cherché à forcer le trait pour m’inscrire dans le sillage des « maîtres » qui m’ont inspiré. C’est naturellement et par une pratique constante et assidue qu’est apparu ce qui constitue la spécificité de mon travail. Cependant, au risque de m’enfermer dans ce que l’on a l’habitude d’appeler familièrement un style, le champ de la peinture étant beaucoup plus ouvert que par le passé, à l’instar d’un peintre comme Gerhard Richter, je ne me prive d’aucune possibilité afin de naviguer d’un registre à un autre sans restriction et m’octroie toute liberté d’expression dans l’élaboration de mes tableaux. 

 

A.G : Il semble que l’on assiste actuellement à un retour de la peinture sur le devant de la scène artistique. Comment expliques-tu ce phénomène ?

 

J.G : En premier lieu, je pense que la peinture n’a jamais disparu. Après avoir vécu dans des cités d’artistes au sein des ateliers de la Ville de Paris, j’ai pu vérifier qu’elle était très présente et très vivante et qu’il existait un circuit parallèle à l’art officiel mis en avant par les médias. Si pendant les trente dernières années la peinture a été mise à mal par les tenants d’une historisation immédiate de l’art contemporain, il n’en demeure pas moins que des artistes de ma génération tels que Jean-Daniel Bouvard, Philippe Cognée, Laurent Dauptain, Albert Hadjiganev, Patrice Giorda, Gilles Marrey, Didier Paquignon, Jean-Baptiste Sécheret, Philippe Vasseur, Pascal Vinardel…,  ont continué à œuvrer dans l’intimité de leurs ateliers, privilégiant un processus de création exigeant basé sur la lenteur et s’inscrivant dans une continuité historique revendiquée comme une résistance à cette accélération du temps. Ils ont cherché à  retrouver l’usage des sens, l’art du silence dans le fracas … en prenant le temps de la concentration visuelle en état d’absorption.

Après avoir subit l’avènement des productions conceptuelles d’un art éphémère où seuls comptent le message, l’idée, la verbalisation au détriment du contenant, de la forme et de la matière intrinsèque, c'est-à-dire du corps de l’œuvre, on constate aujourd’hui une réappropriation de l’acte de peindre où, comme l’énonçait Daniel Arasse « le tableau trame sa signification par des relations de surface, d’entrelacements, de proximité, d’éloignement... Élaborant son propre message par ses moyens propres, la configuration de l’œuvre constitue et transmet son contenu ». Ainsi l’agencement des formes et des couleurs par son autonomie possède tout autant d’importance que son sujet et c’est l’œuvre, par son essence intemporelle, sans discours, qui énonce ce qu’elle a à dire.

Si au cours de cette période, la peinture était essentiellement dominée par des hommes, force est de constater qu’aujourd’hui elle revient en force par les femmes. Sans doute le contexte sociétal n’y est pas étranger avec l’apparition des mouvements néo-féministes et les femmes, souvent reléguées au second plan par le passé, affirment avec raison leur participation en première ligne à la poursuite de l’aventure picturale de notre siècle. C’est ainsi qu’on a vu consacrer  récemment les rétrospectives d’artistes comme Rosa Bonheur, Berthe Morisot, Louise Bourgeois, Nikki de Saint Phalle, Paula Rego… et plus près de nous l’émergence de peintres telles que Lydie Arickx, Marion Bataillard, Karine Boulanger, Marlène Dumas, Suzanne Hay, Françoise Pétrovitch, Claire Tabouret, Roni Taharlev,  Fabienne Verdier, …  
 

 

 

A.G : Aujourd’hui l’art sert souvent de support et de médium pour délivrer des messages. Il dénonce et revendique. Que penses-tu de cette implication de l’art engagé  au service des idées et des mouvements sociétaux actuels ?

 

J.G : La peinture est l’art du silence et le cri de Munch est inaudible. Il ne nous dit rien si ce n’est qu’on ne peut l’entendre. Seule sa représentation nous le rend assourdissant au point que le personnage du tableau s’en bouche les oreilles. C’est un cri d’effroi et de douleur qui déchire la nature. La peinture nous donne à voir et elle est d’autant plus pertinente quand elle évoque et ne décrit pas autre chose que ce que l’on voit.  Ainsi je ne pense pas qu’elle soit un médium qui puisse délivrer un quelconque message. Le processus de création consiste à inventer des formes, à assembler des couleurs et à jouer avec la lumière. Il contient en lui-même sa propre nécessité. Et c’est cette nécessité qui fait de l’acte de peindre un acte de résistance. « L’art est la seule chose qui résiste à la mort » disait André Malraux. Or quand la peinture essaie d’être un moyen de communication ou d’information elle devient illustrative.  Dans une interview, Francis Bacon, interrogé par Pierre Daix, exprime avec lucidité le constat que la grande majorité des peintres actuels sont des illustrateurs et que lui-même essaie de faire de la peinture et non de l’imagerie. Ainsi lorsque Pierre Daix lui demande ce que représentent ces portes qui s’ouvrent sur le noir dans le fond de ses toiles, il répond que ce mystère impénétrable est sûrement le lieu où se trouvent tous les cadavres des atrocités commises par l’homme au XXe siècle. Comme le cri de Munch ou le Guernica de Picasso, il ne dénonce rien et ne donne aucune information, il suggère, il montre. Rien n’est dit si ce n’est la peinture elle-même.

 

Octobre - Novembre 2023

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