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CHEMINS

 

 

Je viens d’un pays où les vents sifflent dans les haubans des navires. Au royaume des abers et des îles tous les oiseaux sont ivres et la ligne oblique  règne en maître dans cet espace horizontal que la mer honore de ses parfums de sel.

La verticalité m’est toujours apparue comme un obstacle à franchir, escalader, afin d’accéder au sommet  pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Ainsi la montagne, par sa monumentalité, s’avère comme une entité stable, immobile, contrairement à l’océan en mouvement perpétuel, rythmé par les marées.

Ce qui relie les deux mondes c’est sans doute cette impression d’éternité propre aux grands espaces qui, dans notre solitude contemplative, nous renvoie à une  sensation étrange d’origine du monde.

 

J’ai quitté ma Bretagne bleue. Ce jour là, le ciel pesait lourdement sur la campagne bigoudène. Je partais le cœur serré, avec le pressentiment  de ne plus revoir le sourire d’une mère  qui s’en allait vers le lieu de son repos. « Libre de mes seuls yeux tranquilles… », je suis arrivé tard, par cette petite route sinueuse qui passe par la citadelle et le rocher de Sisteron, illuminés dans la nuit provençale, tel un vaisseau spatial prêt à s’envoler vers les étoiles. A Château-Arnoux-Saint-Auban, la chaleur consolatrice de l’amitié m’attendait, et ce fut un moment réconfortant de nous retrouver autour d’une table fraternelle où la peine laissait place au partage et la joie d’être ensemble.

 

Le lendemain, je m’éveillais à la lumière aurorale des lieux. Une lumière douce loin de celle franche et brute de la Provence occidentale peinte par les pinceaux et la fulgurance d’un Vincent Van Gogh halluciné. Á la brûlure de mon cœur répondait la fraîcheur de l’aube. Me laissant guider, je découvrais les splendeurs de cette terre sauvage qui célébrait la résurrection de la vie dans le renouveau du Printemps. Rien de comparable avec les Alpes du nord. Ici, la courbe souple remplace les arrêtes rugueuses des hautes montagnes escarpées. Me venaient en mémoire les peintures de Piero de la Francesca, l’innocence calme et architecturée des collines de la Toscane italienne, ponctuée par les cyprès, points d’orgue de ces paysages aux allures bibliques.

 

Retour dans la vallée, loin des routes antiques, et des chemins vicinaux, qui sont les veines nourricières de la terre, loin des repères du renard, des nichées de mésanges et d’étourneaux. Où gronde le fleuve, la main de l’homme a laissé son empreinte civilisatrice. De la société paysanne du XIXe siècle surgit la civilisation productiviste, donnant naissance au monde ouvrier et son cortège de luttes gagnées au prix des larmes et du sang. Impossible d’occulter ces cathédrales de l’industrie que sont ces usines de fer, de béton et d’acier, très implantées dans le couloir rhodanien.  En prenant connaissance de l’histoire du pôle industriel de Château-Arnoux-Saint-Auban, spécialisé dans les produits chimiques, je tissais le fil de ce qui allait orienter le sens profond de mon travail pictural, l’articulant autour d’une thématique mémorielle, au carrefour du paysage naturaliste ancestral et d’une histoire locale récente. D’un côté, une représentation du réel transfiguré par une atmosphère de vacuité quasi métaphysique où l’homme n’existe que par son absence. De l’autre, une déstructuration formelle d’une certaine réalité inspirée par des images d’archives, d’un lieu dont l’histoire est étroitement liée aux évènements des tragédies humaines du monde contemporain.

 

A l’heure où l’on commémore  le centenaire de la Grande Guerre, évitant tout misérabilisme et le pathos d’une peinture engagée trop souvent appuyée, qui ne dit rien de plus que son impuissance,  à laquelle je n’adhère pas, j’ai voulu évoquer, par l’emploi d’une facture contemporaine haute en couleur, un épisode de notre histoire collective, dont les acteurs furent nos ancêtres. Hommage à mon arrière-grand-père, qui ne parlait que le breton, et fut seul rescapé de sa compagnie au Chemin des Dames, hommage à ces ouvrières oubliées qui contribuèrent à l’effort de guerre, travaillant bon gré mal gré à la fabrication de la mort dans cette usine créée en 1916 pour les besoins militaires en gaz chimiques. Eloge de la classe ouvrière et de ses combats.

 

C’est de cette confrontation mais aussi de ce dialogue, que s’est construit cette exposition originale.  Il en est des arbres comme des chemins et des hommes. Tantôt rectilignes, tortueux, lisses ou rugueux. Au croisement des quatre éléments, ils sont la métaphore de la vie, du berceau jusqu’au cercueil. Emblématique de la Provence l’olivier, dont le rameau  porté par la colombe suite au déluge, symbolise la Paix, prend toute sa dimension en ces temps troublés dans cet ensemble de tableaux. Comme les hommes, il porte en lui les blessures du temps, ainsi que la force puisée dans ses racines qui l’aide à grandir et s’élever vers la sagesse et la liberté.

 

Je suis rentré vers mes atlantiques tempêtes « la mer au cœur et la vague à l’âme », pensant à Giono, poète d’une paysannerie rêvée, à son livre merveilleux « Le chant du monde », véritable célébration de la nature, dans lequel il écrivait « « Alors, la nuit gémissait tout doucement au fond du silence. Il faisait un froid serré. Sur tout le pourtour des montagnes, le ciel se déchira. Le dôme de nuit monta en haut du ciel avec trois étoiles grosses comme des yeux de chat et toutes clignotantes. »

 

 

 Jacques Godin, Lesconil,  le 5 mai 2017

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